Cesser de commercer avec quatre cinquièmes de la planète, dissoudre la relative souveraineté suisse dans le nationalisme européen, investir massivement dans l’autonomie énergétique. Tout en assurant l’emploi, les salaires, les retraites et la solidarité avec les victimes de la guerre. Une pierre philosophale à peine caricaturée.
Signé des deux coprésidents du Partis socialiste suisse (PSS), le texte programmatique publié hier dans Le Temps* donne une idée du désarroi dans lequel se trouvent certaines idéologies par les temps qui courent (et pas seulement à gauche). Commençons par le début :
« La guerre brutale de Poutine contre l’Ukraine est un changement d’époque pour l’Europe. Cela nous inquiète évidemment toutes et tous. Il n’est plus possible de détourner le regard: le cours du monde a un impact sur la Suisse aussi. La sécurité, la liberté et la paix ne peuvent plus être assurées par le nombrilisme helvétique. L’avenir de nos enfants ne peut pas supporter un présent aussi indifférent. La Suisse peut et doit maintenant prendre parti pour une politique globale de paix et de sécurité qui protège notre liberté. »
Langue de bois et enfoncement de portes ouvertes, ce petit manifeste n’en manque pas. On n’en tiendra pas rigueur à la direction d’un parti gouvernemental. Ni du mépris ordinaire pour ce qui a été fait jusqu’ici : c’est-à-dire rien apparemment, sauf à détourner le regard et à nombriliser (ce que l’on ne saurait reprocher au reste du monde). Comme si la Suisse aimait les conflits et la terreur, qu’elle n’avait pas pris parti depuis longtemps « pour une politique globale de paix et de sécurité ». Mais bon. On s’installe quand même.
« Celui qui ne regarde pas avec qui il fait des affaires ne peut pas être neutre. Dans le pire des cas, il finance des autocrates et leurs désirs d’armement. Il est temps de mettre un terme à ce modèle commercial. Celui qui veut être neutre doit faire des droits humains la base de ses relations économiques, car le commerce sans respect contraignant des droits humains ne peut plus être d’actualité. »
Prenons le cas de la guerre en Ukraine. Les Etats du monde qui se sont alignés sur les sanctions des Etats-Unis et de l’Union Européenne sont en gros les membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Il ne manque guère que le Mexique, le Chili, la Colombie ou encore le Costa Rica. Pour mémoire, l’OCDE regroupe une quarantaine d’Etats à la fois développés et jugés suffisamment démocratiques. Ces Etats représentent moins d’un cinquième de la démographie mondiale. Les quatre cinquièmes « résiduels » ont des problèmes substantiels de droits humains. Indépendamment des sanctions contre la Russie, qui ne se discutent pas, ce que demande la direction du PS, c’est que la Suisse renonce à plus ou moins 15% de son commerce extérieur pour des raisons morales. Sans parler des services et des investissements dans le monde, source importante de prospérité pour le pays (et pour ses partenaires accessoirement).
La première question à se poser devrait semble-t-il porter sur les victimes de cette importante décroissance. On devine qu’il ne s’agira ni de la coprésidente, ni du coprésident du PSS, ni des autres leaders de la gauche (ou de la droite). Et que faire pour amortir le choc social ? Une esquisse de réponse se trouve à la fin du texte :
« Si l’on veut une société qui résiste sans crainte à la pression des autocrates et qui reste prête à accueillir des réfugié-es, il ne faut pas laisser s’installer en même temps la peur pour les retraites, l’emploi et les factures impayées. Un travail sûr, de bons salaires et de bonnes retraites, des primes d’assurance maladie et des structures d’accueil pour enfants abordables font impérativement partie de l’architecture de sécurité intérieure pour l’avenir. Et cette solidarité est également nécessaire vis-à-vis des autres. La guerre, les crises migratoires et les pandémies montrent que notre sécurité sociale est elle aussi de plus en plus influencée par des événements mondiaux. Si l’on veut pouvoir compter sur de véritables alliés dans le prochain conflit avec un autocrate, on ferait bien de s’efforcer activement, généreusement et de manière crédible de lutter contre la pauvreté dans le monde entier – et ne pas toujours faire passer les profits des multinationales avant tout. »
Voilà. Il suffira d’assurer le plein emploi, de bons salaires et de bonnes retraites. Nous avons actuellement l’un des « systèmes » économiques, sociaux et environnementaux les plus performants du monde. Si l’on veut bien me pardonner de faire le gros libéral obtus, il n’est pas impossible que les multinationales y soient pour quelque chose. Nous avons beaucoup de multinationales de toutes tailles et de profils bien diversifiés en Suisse. Empressons-nous de renoncer à la « politique de dumping fiscal » censé les retenir ou les attirer, « ce qui finit par réduire la capacité des autres Etats européens à financer leurs tâches, y compris dans le domaine de la sécurité ».
En général, la gauche a plutôt tendance à proclamer que l’alourdissement de la fiscalité des entreprises n’aurait aucun impact sur la précieuse attractivité de la place industrielle et de services, mais peu importe. Ce qui paraît compter, c’est d’en finir avec la bulle enviable et enviée dans laquelle vivent les Suisses, ces cyniques patentés. On reconnaît dans cette attirance pour les spirales négatives une vieille conscience malheureuse qu’on aurait tort de réduire à Dieu sait quel rigorisme protestant. Ou un irrépressible besoin de conformité : n’est-il pas juste insupportable, suspect et forcément immoral de vivre mieux, ou moins mal que les autres ? N’est-ce pas le plus sûr moyen de finir par se croire meilleurs ? En un sens un peu plus historique, il est évident que cet îlot de prospérité ne durera pas éternellement. On s’en souviendra plus tard comme d’un âge d’or de la Suisse, comme on évoque l’âge d’or de la Hanse ou des villes italiennes. Alors pourquoi ne pas en finir tout de suite, pour soulager sa propre souffrance morale ? Non, je rigole. Je m’emporte. C’est de toute manière dans l’esprit du temps. L’idéalisme se transforme partout en néo-obscurantisme, mais c’est un autre sujet. Les pragmatiques sont odieux.
Pour colorer le tableau, il manquait un plaidoyer pour la souveraineté – ce terme tant honnis à gauche apparaît quatre fois dans le propos – et le protectionnisme. Souverainisme : on doit au président Macron d’avoir complètement désinhibé les européistes par rapport à cette notion si mal connotée depuis des décennies. Dans le sillage de la France, de ses capacités militaires, nucléaires, l’Europe doit reconquérir sa souveraineté, y compris par rapport aux Etats-Unis. Achever de convertir son projet de paix en projet de puissance pour pouvoir également tenir tête à la Chine ou à la Russie. On comprend que l’emphase se soit encore alourdie avec l’invraisemblable agression russe en Ukraine. Connotation pour connotation, il faut être sourd et aveugle pour ne pas se rendre compte qu’un véritable nationalisme européen déferle depuis le 24 février dernier. Il emporte pas mal de choses sur son passage, y compris en Suisse.
Dans le monde d’avant, on parlait beaucoup – avec raison – de souveraineté relative, de souveraineté partagée, d’interdépendance « plutôt qu’indépendance », etc. Depuis un mois, ces approches alambiquées rappellent un peu les débats sémantiques de l’ère médiévale. Le ton a changé. « Pour la Suisse, la véritable souveraineté n’existe qu’au niveau européen. Cela vaut également pour la défense militaire. Aujourd’hui déjà, l’UE assume de fait, en association avec l’OTAN, la charge principale de la sécurité militaire de la Suisse. Il est clair que la suppression de l’armée n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour. Mais il est également clair que l’adhésion à l’OTAN ne constitue pas non plus une option pour la Suisse à l’avenir. Une coopération accrue avec les instruments de sécurité de l’UE pourrait cependant être envisagée. »
Il serait évidemment facile de ricaner sur la guerre en Europe qu’il aura fallu pour que le PS prenne clairement ses distances par rapport au Groupe pour une Suisse sans armée (GSSA). Les choses paraissent un peu plus sérieuses s’agissant de l’OTAN. Sous la pression des événements, Finlande et Suède envisagent cette fois d’y adhérer. Alors pourquoi pas la Suisse ? Parce que l’OTAN, ce sont d’abord les Etats-Unis. On pressent que l’anti-américanisme de la gauche restera longtemps indissociable de son identité, comme un ultime noyau dur. Peut-être même définitivement, et il n’est pas certain que cette réticence soit contraire à un certain sens de l’histoire.
Depuis la fin de la « première » guerre froide (la « deuxième » commence peut-être aujourd’hui), différents épisodes suggèrent en effet qu’un découplage atlantique paraît programmé. Le phénomène Trump n’en est pas le dernier en date. Dans leur gestion du conflit russo-ukrainien, les Européens se sont montrés sensiblement plus bellicistes que les Américains (discours de Varsovie mis à part). Jusqu’où le pragmatisme américain, simplement dominateur, sera-t-il compatible avec les « saintes » valeurs européennes ? Comme si l’Europe attendait maintenant d’avoir les moyens militaires et nucléaires de s’affranchir enfin de son triple sauveur du siècle dernier. Nous découvrons d’ailleurs au détour d’une phrase que les Etats-Unis sont mis par nos deux auteurs sur le même plan que la Chine et les monarchies pétrolières.
Autre volet de cette homélie souverainiste en effet, le protectionnisme stratégique. « N’est souverain que celui qui dispose d’alternatives, même en temps de crise. Si l’on dépend des livraisons de pétrole ou de gaz d’autocrates, de telles alternatives nous échappent. Une véritable souveraineté exige donc un approvisionnement énergétique sûr, avec des énergies indigènes et renouvelables en mains publiques. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une véritable offensive pour l’efficacité énergétique et le développement de l’énergie solaire. Et nous devons renforcer la souveraineté dans tous les domaines vitaux. Dans le domaine de la santé et de l’approvisionnement en médicaments, comme dans la numérisation et la politique industrielle. L’époque de la gestion à court terme en flux tendu est révolue. Nous avons de nouveau besoin de stratégies à long terme avec des chaînes d’approvisionnement sûres. Nous ne devons pas livrer nos infrastructures critiques (notamment dans le domaine de l’énergie) et nos réseaux de communication (par exemple en ce qui concerne la 5G) à des acteurs privés ou étatiques de Chine, à des autocrates du Golfe ou aux Etats-Unis (sic), mais nous avons besoin de solutions européennes.
La direction du PS a certainement raison sur un point : l’approvisionnement énergétique sûr, avec des énergies indigènes et renouvelables en mains publiques. La Suisse a les moyens d’investir. Ce qu’il manque encore et toujours, c’est la volonté politique autour d’un dossier en mains socialistes depuis des années (c’est peu dire que le retrait de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga est attendu avec impatience). L’énergie apparaît tout de même comme un cas particulier, en ce sens qu’elle répond souvent à des contraintes de proximité, offrant un levier d’intimidation à ceux qui l’exportent. On l’avait oublié, mais l’on s’en rend mieux compte depuis quelques années par rapport à un accord sur l’électricité que Bruxelles instrumentalise sans vergogne dans ses relations conflictuelles avec la Suisse. Une question de rapports de force.
Pour le reste, nous sommes encore invités à dépendre beaucoup plus étroitement de l’Union européenne contre le reste du monde, dont il faut se méfier. Quelle mentalité, quel pessimisme sur le genre humain et sur l’histoire. Quelle confiance aveugle dans cette Europe qui se contorsionne de crise en crise pour tenter de se refaire great again, dans le sillage de la France et de « sa place dans le monde ». L’expression ne revient-elle pas régulièrement dans les discours fleuves du président Macron, le plus européiste des dirigeants européens?
Le contorsionnisme parvient à son comble lorsqu’il est question de la Suisse aux Nations Unies, très majoritairement peuplées d’Etats infréquentables selon les critères du PSS. « La Suisse doit aussi être activement neutre au-delà de ses frontières. Pour les petits Etats, la sécurité n’existe que si le droit s’applique, et pas simplement la loi du plus fort. La neutralité active signifie devenir l’avocat du droit international et des droits humains. Les trois dernières décennies ont été marquées par une dévalorisation de l’ONU et de l’OSCE par les grandes puissances. La Suisse doit utiliser son siège à venir au Conseil de sécurité de l’ONU pour renforcer à nouveau le rôle de l’ONU dans le monde. » Quelle fraîcheur.
On peut aussi le dire autrement : la loi du plus fort, ce sont les cinq grandes puissances nucléaires représentées au Conseil de sécurité avec droit de veto sur la guerre et la paix. L’Union Européenne y est en quelque sorte représentée par la France. Il ferait beau voir la France renoncer à son siège en faveur de l’Union Européenne. L’UE a pourtant l’ambition de devenir à son tour une super-puissance (bienfaisante, cela va de soi). La Suisse du PSS poursuit en quelque sorte un double objectif contradictoire : d’un côté, résister avec quelque cent quatre-vingt Etats (petites ou moyennes puissances couvrant les trois quarts de la population mondiale) aux super-grands et à leur loi du plus fort. De l’autre, devenir une super-puissance avec l’Union Européenne, dominée jusqu’à nouvel ordre par la France sur le plan de la sécurité. Pour mémoire encore, et sans en faire une maladie, il est peu probable mais pas impossible que la France soit dirigée ces cinq prochaines années par Marine Le Pen. Mais arrêtons-nous là.
* Il est temps de prendre parti pour la sécurité, la liberté et la paix. Mattea Meyer et Cédric Wermuth, Le Temps, 10 avril 2022.
J’ai dans ma famille des gens qui partagent les idées de la gauche. Ce qui ne nous empêche pas de nous aimer. Mais dans les discussions animées qui sont les nôtres, ressort toujours le même point: ils me disent tout ce qu’il faut faire pour être à leurs yeux politiquement correct, mais jamais comment financer toutes leurs exigences, gérer la décroissance qu’ils prônent, rester neutres tout en prenant parti pour des causes nobles, etc.
Ils on devant les yeux l’exemple de la France, où tout doit être financé par l’Etat qui, pour se refinancer, n’a qu’à prendre plus aux riches. Le résultat, un endettement de plus en plus faramineux, des dettes sociales abyssales, un désengagement croissant de la population pour le travail et une fracture sociale qui ne cesse d’augmenter. Pas étonnant que le peuple français se radicalise de plus en plus. Si c’est l’avenir que le PSS souhaite, j’ai peur qu’il ne disparaisse, vaincu par le pragmatisme et le bon sens suisse.
La “bulle enviable” abritait en 2019, donc avant la pandémie, 722’000 pauvres. Soit 8.5% de la population suisse. Calcul sur les revenus établi et publié avec tous les détails par l’Office fédéral de la statistique. Vous avez remarqué combien le socialisme de Monsieur Mélenchon, défini dans un programme clair et réalisable, lui permet de devancer vos démons dans toutes les métropoles de plus de 200’000 habitants ? Vous vous rangez sans doute déjà du côté des cyniques de tous les 2e tours des élections de la 5e République?