L’idée selon laquelle le rejet de l’EEE en 1992 aurait été catastrophique pour l’économie jusqu’au début de la voie bilatérale en 2002 est complètement erronée. Le bien-fondé économique de cette voie bilatérale d’intégration de la Suisse dans l’UE peut se mesurer par rapport à quatre périodes bien distinctes. Le résultat n’est guère convaincant.
(D’après le texte paru le 2 septembre sur le site de bilan.ch premium)
La politique européenne de la Suisse s’appuie sur une double conviction : les exportations vers l’UE sont vitales pour la prospérité nationale, ce qui relève bien entendu de l’évidence. Et cette dépendance vaut bien de renoncer à des pans entiers de souveraineté. Ce blog s’est appliqué pendant un an à montrer à quelle point l’équation s’avérait abusive, les Accords bilatéraux I étant en réalité dérisoires sur le plan de l’accès au marché européen.
Un narratif s’est néanmoins construit progressivement depuis les année 1990 sur les succès dus à ce choix fondamental, et sur leur déroulement : la période d’avant les Accords bilatéraux I (2002) a été un enfer, parce que les Suisses n’avaient pas voulu adhérer à l’Espace économique européen (EEE) dix ans plus tôt. La voie bilatérale, succédané de l’EEE, fut ensuite une libération. Grâce aux Accords bilatéraux I, la Suisse a retrouvé la voie de la croissance dans les années 2000. L’examen des données macro-économiques disponibles montre qu’il s’agit à proprement parler d’un mythe, sans autre fondement que politique. Sa déconstruction est aisément réalisable avec les données et moyens d’analyse macro-économique de premier degré (règles de trois).
Les quatre périodes
Phase 1 – 1991-1996 : crise immobilière, financière et économique profonde en Suisse, provoquée par le retournement des taux d’intérêt.
6 décembre 1992 : vote populaire négatif sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE).
Croissance annuelle moyenne du PIB : 0,66% (voir plus bas “Trahisons de la croissance…).
Phase 2 – 1997-2001 : solide reprise et normalisation économiques en Suisse.
Effets de la crise asiatique, de la crise russe et du 11 septembre 2001 sur la croissance dans le monde.
Croissance moyenne en Suisse : 2,4%.
Phase 3 – 2002-2006 : application progressive des Accords bilatéraux I.
Effets de la crise technologique sur la croissance dans le monde.
Croissance moyenne en Suisse : 2%.
Phase 4 – 2007-2019 : application complète des Accords bilatéraux I.
Immigration annuelle moyenne correspondant à la population de Saint-Gall (73 000 personnes, dont 48 000 Européens).
Effets de la crise financière de 2008 sur la croissance dans le monde.
Croissance moyenne : 1,4%.
La dépendance mondiale
Comme aimait répéter le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, chef du Département de l’Economie à l’époque, « la Suisse gagne plus d’un franc sur deux à l’étranger ». Dans un pays dont la culture économique est profondément mercantiliste, au sens classique et non péjoratif du terme (la vraie prospérité vient de la capacité à exporter), tout le monde comprend ce que cela veut dire. Ce n’est pourtant pas si évident.
Si l’on se réfère aux données compilées de la Banque mondiale, accessibles en deux clics, la part des exportations de biens et de services dans le PIB de la Suisse en 1992 n’était en réalité que de 41%. Ce n’est qu’en 2000 qu’elle a franchi le cap des 50%. Entre 1997 et 2001, cette part s’est élargie de 4 points de base en moyenne par année. De 2002 à 2006 (période d’application par étapes des Bilatérales I), la progression moyenne a été de 4.4% dans le produit intérieur.
De 2007 à 2018, soit douze exercices, la part des exportations dans le PIB n’a augmenté que de 6.7% au total. La progression annuelle moyenne a même été négative de -0.6%. Les années 2009 (récession), 2014 et 2015 ont fait brusquement reculer l’importance des ventes à l’étranger. C’est de toute évidence le marché intérieur qui a soutenu la croissance du PIB pendant cette période.
On sait par ailleurs que ce scénario, inconnu depuis les années 1960, est tout d’un coup redevenu possible grâce à des créations massives d’emplois dans la santé, la formation, le social et les administrations publiques. Donc grâce à l’immigration, européenne en particulier. Le phénomène n’a pas encore été précisément mesuré sous cet angle.
En tout état de cause, la part des exportations dans le PIB est aujourd’hui de… 65%. C’est dire si l’histoire a pleinement donné raison à Delamuraz. Le tribun radical inventait un peu, mais il a été exemplaire dans l’accompagnement des énormes efforts de réorganisation et de déploiement des entreprises à l’international dans les éprouvantes années 1991 à 1996 : crise immobilière, financière et économique de sinistre mémoire.
Cette phase cruciale, qui commence deux ans avant le vote historique du 6 décembre 1992 contre l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), apparaît aujourd’hui comme le point d’appui et de départ de la spectaculaire globalisation de l’économie suisse.
La dépendance européenne
L’autre liturgie quantique a consisté pendant trois décennies à proclamer que l’Union Européenne absorbait plus de 60% des exportations suisses. L’examen des séries statistiques de l’Administration fédérale des douanes (AFD) confirme cette prédominance en 1992 : 66.5% précisément. La proportion n’a cessé de diminuer par la suite. Elle n’était plus que de 63% à la veille de l’application progressive des Accords bilatéraux I. En 2018, la même série donnait… 44.4%.
Dans une récente publication intitulée La Suisse et l’UE en chiffres, très évasive à ce sujet, le Département des Affaires étrangères (DFAE) écrit néanmoins que la dépendance des exportations au grand marché européen est (encore) de 52% dans les marchandises (les services ne sont pas impactés par les accords bilatéraux). C’est le chiffre officiel. Il mérite toutefois quelques explications.
Il existe en fait deux statistiques des exportations. L’une, dite « conjoncturelle » (celle des 52%), exclut les œuvres d’art et métaux précieux. Autant de segments largement mondialisés, mais très spéculatifs et peu parlants s’agissant de performance économique. L’autre, dite « générale » (celle des 44,4%), les inclut et est en conformité pour être utilisée dans les comparaisons internationales.
Quoi qu’il en soit, le Royaume-Uni étant sorti de l’Union le 1er février dernier, on peut dire dans les deux cas que les exportations suisses destinées à l’UE ne sont plus aujourd’hui majoritaires. En termes « conjoncturels », cet effet « de périmètre » les a réduit à quelque 48.5%. Et à 41% en comparaison internationale.
La dépendance de l’économie suisse au continent européen est même devenue la plus faible avec celle du Royaume-Uni (45% depuis plusieurs années). Loin devant l’Italie (56%). Les autres poids lourds européens de l’exportation restent en fait très liés à l’UE dont ils font partie : la Belgique à 73%, les Pays-Bas à 71%, l’Allemagne à 68%, la Suède et la France à 60% (Eurostat).
On ne s’étonnera pas dès lors que le DFAE préfère insister aujourd’hui sur la part du commerce extérieur de la Suisse lié à l’Union Européenne. C’est-à-dire les exportations et les importations. La rhétorique de dépendance reste de cette manière à peu près intacte : le commerce extérieur ne ressort-il pas à 60% de l’Union Européenne ? Le total des francs « gagnés » à l’exportation et des francs « perdus » à l’importation !…
Balance commerciale insistante
Un autre front statistique hautement sensible par les temps qui courent, et sur lequel l’administration fédérale ne s’étend pas, concerne la balance commerciale chroniquement déficitaire avec l’Union Européenne. Un déséquilibre aux raisons structurelles évidentes, qui n’empêche pas la Suisse d’être par ailleurs mentionnée comme ayant une balance commerciale confortablement positive avec… la Chine. Alors qu’en est-il au juste ?
Les choses sont en fait assez encourageantes. A en croire la statistique générale et comparative, le déficit commercial avec l’UE s’est creusé de 37% depuis 2002. Mais les monnaies, l’or et l’argent en barre ont été intégrés dans les chiffres en 2012, accentuant l’écart.
Hors marchandises spéculatives, la balance négative s’est néanmoins améliorée de 4,5 milliards à -17 milliards de francs (2019). Elle a cependant bénéficié sur le plan comptable des élargissements du périmètre de l’Union dans les années 2000 : treize adhésions tardives d’Etats en transition, très demandeurs en machines et équipements. Ces nouveaux membres ont aussi augmenté la démographie de l’UE de quelque 20%.
Exportations poussives vers l’Europe
Là où les chiffres du commerce avec l’Union deviennent troublants (hors marchandises spéculatives toujours), c’est du côté de l’évolution des exportations depuis la fin de la crise de 1990-1996. C’est peu dire qu’elles ne parlent pas en faveur des accords bilatéraux.
La progression des exportations entre 1997 et 2001 avait été de 27% au total sur 5 ans. Soit une hausse annuelle moyenne robuste de 7.4% (moyenne arithmétique des progressions annuelles). Depuis l’application progressive des Accords bilatéraux I en 2002, il y a 18 ans, la croissance moyenne des livraisons vers l’Europe n’a pas dépassé 2,3%. Malgré les élargissements de l’Union.
La crise financière de 2008 a en fait été suivie de six millésimes notoirement négatifs sur le plan des exportations vers l’UE. Quand bien même l’économie suisse n’a connu qu’une seule année de récession (2009), suivie de taux de croissance du PIB plutôt respectables (1.7% en moyenne).
Durant les sept années de Bilatérales I précédant la crise économique mondiale, de 2002 à 2008, les exportations n’avaient d’ailleurs pas fait mieux non plus que dans les années d’avant bilatérales. Même un petit peu moins bien : 7.1% de progression annuelle moyenne. Elles se sont ensuite comportées de manière fort peu démonstratives à partir de 2016 : 3.2% seulement en moyenne. Voilà où l’on en est.
Trahisons de la croissance et de la productivité
Argument courant depuis dix ans pour convaincre de ne pas prendre de risques avec les Accords bilatéraux I : la croissance du PIB a été misérable avant leur application progressive en 2002, et beaucoup plus robuste après 2007 (application complète). Qu’en est-il précisément ?
La progression annuelle moyenne du PIB a effectivement été de 0.66% seulement pendant les années de crise économique en Suisse (1991-1996). Avec deux ans de récession (1991 et 1993), et une année de croissance nulle (celle du vote populaire contre l’EEE en décembre 1992).
La croissance moyenne a ensuite été de 2.4% entre 1997 et 2001, avant l’application progressive des Accords bilatéraux I. Elle est retombée à 2% dans la période transitoire 2002 à 2006. 2003 a été une année de croissance nulle (crise économique mondiale), mais 2004 celle de l’élargissement de l’Union Européenne.
Une fois l’application complète des Bilatérales I réalisée en 2007, et jusqu’en 2018, la croissance moyenne du PIB s’est encore affaiblie: 1.4%. C’est néanmoins durant cette période que l’immigration a été de loin la plus élevée : solde migratoire annuel moyen de 73 000 personnes, dont 48 000 Européens.
A noter que la croissance économique moyenne en Suisse a toujours été plus faible que la croissance moyenne des Etats de l’OCDE depuis la reprise de 1997. De 20% entre 1997 et 2001, de 16,5% entre 2002 à 2006, et de 18,6% entre 2007 et 2018. L’écart ne s’est donc guère réduit dans la dernière période.
A noter également – et c’est souvent mentionné par les conservateurs nationaux – que la croissance annuelle de la productivité du travail (PIB par résident) est en Suisse inférieure de 50% à celle de la zone euro depuis 2007. Elle était de 50% supérieure dans la phase précédente (2000-2007), avant l’augmentation « massive » de l’immigration européenne et de l’emploi frontalier. Le site de l’Office fédéral de la statistique n’en fait pas non plus mystère. De leur côté, les adversaires de l’argument de la « productivité stagnante » font en général valoir qu’elle a aussi ralenti dans l’ensemble des Etats membres de l’OCDE.
Quand même, si l’on voit le TJ d’aujourd’hui (Pierre Nebel), on peut, à juste titre, se demander qui dirige la Suisse?
Moi, naïf, j’en étais resté à un CF exécutif….! Alors qu’il porte le poids de tous les pêchés.
Quelle farce, ces lobbyies
🙂
Cher Monsieur,
Je ne puis qu’admirer la qualité de vos recherches, et les conclusions auxquelles elles vous conduisent mais, mythe ou pas, il me semble que le dynamisme scientifique et économique de la Suisse dépendent massivement de la libre circulation des personnes dans l’espace Schengen, plus particulièrement au niveau de la recherche scientifique et de la recherche dite appliquée.
Au top des nations les plus innovantes et les plus performantes au plan mondial, grâce à la qualité de sa recherche, pilier existentiel de son développement scientifique et économique, sans compter l’impact d’image positif du pays à l’international, la Suisse serait la grande, très grande perdante d’une acceptation de l’initiative UDC, sous prétexte que les Bilatérales n’ont eu qu’un faible impact tant sur nos exportations que sur la croissance du pays. Où en serions-nous aujourd’hui sans notre culture de l’excellence?
Merci de votre commentaire, auquel je suis très sensible.
Attention, Schengen n’a rien à voir avec la mobilité du travail ni la recherche.
Pour le reste, je vous renvoie à mon article “Ce que vaut l’Accord sur la recherche”.
https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/
Bien à vous.